LA TAUROMACHIE EST UN MULTIPLE DE TROIS

LA TAUROMACHIE EST UN MULTIPLE DE TROIS
Mis à part mon oncle et ma tante qui avaient vu quelques corridas bordelaises dans les arènes du Bouscat au milieu du siècle dernier, et encore gratuitement, parce que Tonton était dans la police, personne dans ma famille n'était aficionado à los toros. Ma mère croyait, car elle avait vu un toro en peluche face à un matador de plastique sur le buffet d'amis espagnols, que l'on tuait l'animal d'un coup d'épée entre les deux yeux. Quant à mon père, grand fan d'opérette, d'opéra et de Luis Mariano, il pensait que l'on jouait « Carmen » tous les après-midis.

Quand ma prof d'espagnol du collège me donna comme sujet d'exposé "la corrida" j'ai couiné qu'il n'y avait rien à dire dessus, ce qui m'a valu quelques remontrances. 
Mais à la maison, plongé dans le dictionnaire et un livre qui parlait de L'Espagne, j'ai découvert un univers parallèle : le mundillo.
Celui ci était tout aussi codé que la religion ou la franc-maçonnerie.

Dans une arène, tout est ordre et  se déroule immuablement selon certains rites précis. Les trois toreros défilent lors du paséo, bien alignés, et leurs trois cuadrillas les suivent selon leur rang, elles mêmes suivies par les trois picadors. La corrida comportent trois tiers, et les trois premiers toros sont tués par les toreros devenus matadors par ordre d'ancienneté, suivis des trois autres, dans le même ordre.  Les toros eux mêmes sont répartis en trois lots par les représentants des cuadrillas le matin de la corrida.

Quelques années plus tard, quand j'ai eu ma première voiture, je me suis rendu à Éauze voir une corrida, parce qu'elle s'y déroulait en juillet et que j'étais en vacances. Là dans les gradins, sous mes yeux, j'avais l'impression de vivre mon exposé scolaire, tout s'y déroulait parfaitement selon les trois tiers, et tout recommençait à chaque toro. 
Mais il y avait aussi le soleil, la foule qui décide si le torero sera récompensé ou non, les gens qui font partie intégrante du spectacle en agitant ou non leur mouchoir blanc.

A Bordeaux j'ai dévalisé le rayon taurin de la Librairie Mollat, et en attendant les week-ends je peaufinais ma culture taurine dans les livres compilant les chroniques taurines, les romans et essais qui ne manquent pas.
Et puis ma voiture a pris la route de Mont de Marsan, Vic, Dax, puis ont suivi des voyages en Espagne ou dans le Sud-Est. Là j'ai pu constater que mon père n'avait pas tort : les provençaux jouent « Carmen » au paséo, alors que chez nous dans le Sud-Ouest chaque arène à sa propre bande-son jouée avec plus ou moins de force et de délicatesse, selon qu'il s'agit d'une banda ou d'un orchestre.

Et j'ai passé des week-ends à voir banderiller Nimeño II et Victor Mendes, Ruiz Miguel affronter des Miura, Paco Ojeda et sa muleta magique, César Rincon qui faisait venir l'animal de l'autre bout de l'arène, la beauté de Joselito qui cachait bien des failles, la régularité d'Enrique Ponce, la magie suicidaire de José Tomas, la rock & roll attitude de Juan José Padilla, l'élégance sans partage de Manuel Caballero, la jeunesse d'El Juli qui avait trafiqué ses papiers pour pouvoir s'affirmer matador, le romantisme de Morante de La Puebla, le courage de Fernando Robleño, et tant d'autres que j'oublie dans ma mémoire de moins en moins fidèle.

Avec la crise des années 2010 le nombre de spectacles à inexorablement diminué, mais les antis-taurins, avec leurs manifestations bruyantes et agressives, ont généré un mouvement spontané de défense des valeurs taurines, de notre mode de vie, de nos traditions.
Tant et si bien que les spectacles ont perduré, malgré le réchauffement climatique, malgré les épizooties qui ont décimé des troupeaux andalous, malgré l'interdiction de la corrida dans les régions autonomes de Catalogne, du Pays Basque, de la Galice et du Pays Valencien.

En France, les belles arènes de Dax ont été longtemps désaffectées, mais un avion de terroristes qui voulait détruire la base aérienne de Mont de Marsan s'étant écrasé sur le Grand Mail, heureusement déserté un dimanche, ce qui a donné le coup de grâce à ceux qui veulent ouvrir les commerces ce jour là, les promoteurs ont pu recréer leur commerce dans la plaza, comme à Barcelone.

À son cinquième mandat de maire, Mme Darrieussecq a fait couvrir les arènes de Mont de Marsan, ce qui a permis d'y voir des spectacles musicaux toute l'année, et surtout de climatiser, car des dizaines de spectateurs et même parfois les toreros s'évanouissaient à cause de la chaleur de juillet accumulée dans la marmite bétonnée qu'était le Plumaçon.
Puis des mesures encore plus radicales ont été prises : les changements de dates. La Madeleine en mars, suivie de la féria d'Arles, rebaptisée « féria de la datte » en avril quand se termine la récolte, de la « féria de l'ananas » de Nîmes et la « fête du cacao » de Béziers. Et chaque année de nouveaux toreros triomphent, je ne les connais que par les comptes-rendus lus sur internet.

Je ne vais plus trop aux arènes, je suis trop vieux maintenant, je reste dans mon appartement climatisé, l'hiver je me promène un peu sur les bords de la Midouze qui plus jamais ne déborde, et l'été, pendant quatre mois, quand il n'y a plus d'eau qui coule du tout, je reste chez moi bien au frais, à regarder les vidéos des toreros de ma jeunesse, et en me disant que le XXéme siècle c'était chouette. 

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