SANTIAGO

La première fois que je l'ai vu, je l'ai trouvé extraordinairement beau.
Très grand, mince, avec une puissance latente, des mains comme des battoirs, qui savaient attraper au vol la béchigue et aller l'écraser dans l'an-but. Mais je ne l'ai jamais vu jouer au rugby, où il avait excellé comme deuxième ligne. Les cheveux bouclés sur les épaules, la barbe noire. La voix douce et profonde. Quand je l'ai connu il avait 28 ans, et moi dix de moins.

Mon père l'avait amené à la maison, pour un repas. Du coup la cuisine était trop petite pour cet individu imposant qui parlait en agitant ses grandes mains. Même dans la salle à manger je pensais qu'il allait accrocher le lustre ou les rideaux, mais non.
Ils s'étaient connu à l'usine proche de chez nous où ils soudaient tous les deux. Il venait du Lot-et-Garonne. A part le rugby, il jouait à la pétanque, allait aux corridas et aux courses landaises, aimait le flamenco, et parlait sans tarder de ses origines basques et andalouses. C'est peu dire que j'étais sous le charme.


Après l'installation de l'usine, il est revenu pour des dépannages, car lui, comme mon père, n'avait pas de lieu de travail fixe. Parfois il appelait, et je le rejoignais après son travail. Encore fallait-il que ce soit moi qui décroche, car si c'était un de mes parents, il discutait alors de toute autre chose que d'un rendez-vous. Mais si je comprenais le message subliminal, je prenais ma 4L et allais le rejoindre.

Je ne me rappelle pas de ses baisers, et je le regrette. Nous ne faisions pas que ça, nous parlions, nous nous baladions, on allait au bar ou au restaurant. Il ne voulait pas coucher avec moi, car j'étais vierge. Il me disait « après », il ne voulait pas être le premier. Il avait raison, je crois.

Et puis j'ai quitté la maison de mes parents, un peu parce qu'il fallait, beaucoup parce que mon frère étant déjà parti, j'avais l'impression que ma surveillance était leur principal hobby, et c'était pesant.
Dans mon appart de Mont de Marsan, il venait parfois, laissait son break immense sur le parking et son petit chien, une sorte de saucisse qui vivait dans le coffre aussi. Il allait l'y mettre quand on faisait l'amour, car je n'aimais pas qu'un chien nous regarde.


Je ne me souviens pas de ses mains sur moi, de lui en moi, de ses baisers ni de son corps. Je me rappelle que j'aimais lui relever la frange pour dégager son front et que lui ne voulait pas, car après il avait du mal à se recoiffer. Je me souviens de son grand nez, de sa bouche, de sa gentillesse, de sa douceur. On s'amusait, on se baladait, tout était léger.


Un jour nous nous étions retrouvé au Houga, pour une journée taurine. La rencontre de Clubs Taurins Sud-Est/Sud-Ouest, c'était une bonne ambiance. On leur avait donné tout notre foie gras, je crois qu'ils n'en mangeaient qu'à Noël, alors que nous...


Je ne savais jamais quand il allait venir, c'est toujours lui qui me joignait. C'était une époque sans portable, et je n'appelais pas chez lui, car je ne savais pas s'il s'y trouvait, et surtout je risquais de tomber sur sa femme. Il m'avait dit qu'il ne divorcerait jamais, même si le mariage était une erreur.


Pas la peine de me jeter la pierre : je savais être ni la première, ni la dernière de ses amoureuses. Il disait qu'il était libre. Un jour j'ai rencontré quelqu'un, et pour moi cette histoire était sérieuse. Ça arrive. Je lui ai dit de ne plus revenir. Je n'ai pas pensé à la peine que je lui ai causé, je n'ai pensé qu'à moi, comme toujours.

Mais je l'ai recroisé, parfois aux arènes de Vic-Fézensac, qui n'étaient pas trop loin de chez lui, parfois près de celles de Mont-de-Marsan, chez moi, également au flamenco. Toujours accompagné, jamais de sa femme. C'était facile de repérer un si grand type dans une foule, avec toujours ses cheveux longs et sa barbe. Même si elle avait tendance à grisonner avec les années.


Et puis un jour j'ai cherché sa silhouette sans la revoir. Nulle part. Alors je l'ai googlisé. Il était mort depuis un an et demi. A 63 ans. Avec les hommages des clubs de rugby, de pétanque, et de Paul Ricard.
Je mesure aujourd'hui la chance que j'ai eu de le rencontrer, de rencontrer un homme qui aime vraiment les femmes. Pas un homme qui n'aime que baiser, non : un homme qui aime.
Et du coup j'ai réalisé que moi aussi je l'avais aimé, et qu'il manquera au reste de ma vie.

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