LA CUVÉE PROUST

LA CUVÉE PROUST

cette nouvelle est arrivée 2ème au concours de Nouvelles de Geaune le 13 octobre 2012

Nous sommes nés dans les Graves.
Les Graves c'est ce territoire tout en long, collé à la face sud de la Garonne, tandis qu'au nord s'étend l'Entre-Deux-Mers. Les Graves, le plus ancien vignoble du Bordelais. Ma famille est de là, mais seuls mon oncle et ma tante étaient viticulteurs, à Saint-Pierre-de-Mons, près de Langon. Un pâté de maisons sur une colline caillouteuse, entouré de prairies, de forêts et de vignes bien entendu.

On s'y retrouvait souvent le dimanche, parce que mes parents s'entendaient bien avec mon oncle et ma tante, depuis très longtemps. Mon frère et moi, on partait dans les prairies et les vignes se balader avec ma cousine, qui en âge était située entre nous deux.
Il y avait un cousin aussi, mais beaucoup plus âgé, alors on ne jouait jamais avec lui, d'ailleurs il ne jouait plus, il draguait les filles et nous snobait sur sa mobylette bleue.

Les terrains de jeux étaient infinis, et variables selon les saisons.
Le printemps nous ramenait invariablement vers le cerisier. Immense, mon oncle montait dedans et coupait des branches entières.
On faisait un concours : celui qui mangerait le plus de cerises, mais en gardant tous les noyaux dans la bouche. Quand on ne pouvait plus en rentrer, on les recrachait un par un en comptant. Je n'y ai jamais joué sans réussir à ne pas en avaler.
L'été on allait souvent à la limite de la forêt, sur la pente, là où se trouvait un grand chêne dont certaines branches étaient proches du sol. On s'asseyait dessus, et on se balançait.
L'automne on ramassait des catalans près des vignes, et on regardait les vendangeurs. A cette occasion les chais étaient ouverts, avec leur odeur si particulière et si reconnaissable. Bien entendu les adultes nous chassaient dès qu'on traînait trop dans leurs pattes tandis qu'ils travaillaient.

L'hiver on se réfugiait dans la bibliothèque, attenante au salon. Et c'est là que nous avons lu pour la première fois les Tintin de mon cousin et les Bécassine de ma tante. Des versions d'époque. C'était d'ailleurs assez étonnant une bibliothèque dans ce milieu. Ne croyez pas que tous les viticulteurs-propriétaires sont des châtelains à boiseries. Dans le langonnais, la plupart sont des agriculteurs quittant rarement leurs bottes de caoutchouc.
Après avoir lu les bandes dessinées, nous avons découvert d'autres livres, avec des sujets plus hétéroclites que les aventures régionales de Bécassine et celles mondiales de Tintin. En fait il y avait un peu de tout, accumulé sans vraiment de goût, ni de classement thématique. Aussi bien des sélections du Reader-Digest que des almanachs Vermot. On ne peut pas dire que la famille était vraiment attachée à la chose littéraire. 

Un ouvrage de Proust était posé sur le rayonnage bas, avec un marque-page presque au milieu. Je me suis toujours demandé qui avait pu le lire, n'imaginant ni mon oncle ni ma tante un livre à la main. Peut-être parce que je les voyais tout le temps travailler. Quelques bouquins parlaient de vin, tout de même, c'était un minimum.

La pièce maîtresse de cette bibliothèque était un meuble, fabriqué par le grand-père. Celui que nous avions en commun, mon frère, ma cousine et moi. C'était une sorte de buffet, avec des étagères sur sa hauteur, et en bas il se divisait en trois portes pleines, avec au dessus de chaque porte un tiroir. Tout en bas courrait une plinthe en retrait. Moi je ne lui trouvais rien de remarquable, mais pour mon oncle et ma mère, c'était un meuble fait par leur père, quasiment le seul qu'ils avaient conservé, car non content d'en faire fort peu, il usait son talent à fabriquer des barques pour tous les gens qui désiraient pêcher sur la Garonne.
Pour le reste du mobilier de la bibliothèque, deux vieux canapés dépareillés, une table basse et un porte-revue, qu'on aurait dit placés là pour finir leurs vies, devenus inutiles dans les autres pièces de la maison.

Pour nous les deux canapés étaient des bateaux sur lesquels nous partions à l'aventure, sur les traces d'Henry de Monfreid, dans les îles aux trésors. Les accoudoirs étaient des chevaux sur lesquels nous chevauchions dans les prairies du Dernier des Mohicans, ou à la suite de d'Artagnan. Le vieux tapis était le sol où bivouaquait Alexandra David-Néel, ou celui de la case de l'Oncle Tom. C'était un peu notre domaine réservé, et nous y étions tout à notre aise.

Ce repas, je ne sais pas à quelle saison il avait eu lieu, peut-être au printemps, à cause de l'humidité. Nous étions donc tous attablés. Les parents d'un coté, les enfants au bout, sur une table ronde, et je ne sais pas pourquoi on mettait la Mémé avec nous.
Tout le monde, voisins, famille, s'accordait à dire qu'elle avait « toute sa tête » mais bon, elle avait du rester bloquée à l'après-guerre. Elle nous confondait joyeusement, appelait son petit-fils du nom de son gendre, bref elle avait toute sa tête. Le pire était sans doute qu'il nous fallait bien finir nos assiettes, sans quoi nous avions droit à un refrain sur la guerre, l'occupation et les restrictions de nourriture. 

Quelqu'un est entré en criant, et tous les adultes sont sortis. Nous bien entendu, avons suivi. Une voiture s'était embourbée sur le chemin du bas. Quelle idée de s'engager là un dimanche ! C'était plutôt un passage pour les tracteurs qu'autre chose. Bah, on ne sait jamais ce qui passe dans la tête des touristes.
Alors que ma tante, toujours un peu autoritaire, ordonnait à mon oncle de sortir le tracteur, que mon père ouvrait déjà les portes du hangar, nous nous sommes retrouvés dedans, seuls. Même la Mémé était dehors. Ma cousine a alors saisi une des bouteilles de vin posée sur la table, et a dit qu'on la garderait pour la boire entre nous.
Mon frère et moi avons acquiescé.
Nous avons suivi ma cousine qui ouvrait la marche, tenant précautionneusement la bouteille devant elle. Elle s'est dirigée vers la bibliothèque, et nous a dit qu'elle allait nous montrer le secret du grand-père. Elle a sorti le tiroir du milieu et a glissé son bras dans l'espace libéré. Elle a manipulé quelque chose, et la plinthe du bas est venue vers nous. C'était un tiroir secret. Ma cousine nous a dit que Grand-Père lui avait confié cette manipulation à elle seule, car c'est elle qui hériterait du meuble un jour, et léguerait le secret à son petit-fils ou sa petite-fille. 

Mon frère et moi avons trouvé ça génial, on avait l'impression de vivre une véritable aventure. Ma cousine a glissé la bouteille dans le tiroir. J'ai eu le temps d’apercevoir son journal intime, c'est donc là qu'elle le planquait, on ne risquait pas de le trouver. Elle a repoussé le tiroir secret pour le refermer, et a remis celui du milieu à sa place. Rien ne paraissait. Je regardais ce meuble avec un nouvel œil. Sacré Grand-Père, un tiroir secret !

Revenus à table, nous avons décidé d'attendre le bon moment pour ouvrir la bouteille et la boire. Les parents revenus, personne n'a remarqué l'absence d'une bouteille sur la table. Un peu comme chez les ostréiculteurs, pas le genre à compter les bourriches. Surtout que les naufragés de la route étaient là aussi. Finalement on les connaissait, c'était des amis d'amis de cousins, bref, quasiment de la famille.
Elle devait être bonne cette bouteille, parce qu'on avait entendu les parents en parler. C'était une de la fameuse année où le cru avait été si bon, que la Mémé avait tellement aimé, qu'elle en avait fini son litron un matin à son petit-déjeuner, en y trempant des madeleines.
Mon oncle, qui ne perdait pas souvent son sens de l'humour, l'avait alors rebaptisée « la cuvée Proust » et un après-midi d'hiver l'avait écrit à la plume sur toutes les étiquettes de sa cave personnelle.

Et puis les saisons se sont succédé, les jeux, les aventures, les balades, et le cousin qui est parti, parce qu'il avait une voiture, nous laissant la mobylette. Alors nous aussi on s'est amusé à tourner dans le quartier, autour des maisons, et puis plus loin, sur les chemins, un qui conduisait, enfin une des grandes : ma cousine ou moi, et les deux autres derrière, imbriqués sur le porte-bagages.

Des garçons, que mon oncle appelait « les prétendants » et faisait mine de vouloir chasser, venaient tourner dans la cour, tandis que ma tante lui disait de laisser courir, qu'il fallait bien que jeunesse se passe. Alors on expédiait mon frère à l'autre bout du champs sous un prétexte quelconque, et on embrassait les garçons dans un coin de la grange, derrière le cerisier, sous le chêne, mais jamais dans la bibliothèque : ils n'avaient pas le droit d'entrer. 

Pendant deux ans je suis venue faire les vendanges. Se lever tôt alors que je n'aime pas ça. Mais le soleil levant qui dore les feuilles de vignes jaunes et vertes pleines de rosée est un spectacle inoubliable. Les doigts qui collent, les cheveux aussi, sauf à mettre un foulard ou un béret, le poids du seau plein de raisin, ça non plus ça ne s'oublie pas. La bonne douche le soir, et le repas avec les grandes tablées dans la cour. Non non, ce n'est pas un cliché, ça existe vraiment. Les aventures sentimentales qui peuvent se nouer aussi. Et puis après on reprend le cours normal de sa vie, les études, la grande ville, le chacun pour soi.

Et plus que les saisons, ce sont les années qui se sont sucédées sans que nous remettions les pieds à Saint Pierre de Mons. Comme toujours, il nous a fallu un enterrement pour revenir au pays. C'est étrange comme on n'a jamais le temps de rien, mais là, finalement, nous étions tous réunis.
C'était le printemps. La famille était aux premiers rangs dans l'église, selon la tradition. Le cercueil était posé au centre, devant l'autel. Ils ont de drôles de coutumes là-bas. Après la messe, les gens présents défilent tous, et tournent autour du cercueil. J'ai alors vu tous les gens du village, que je voyais aux fêtes patronales, pour les vendanges, travailler aux champs ou à la vigne, les voisins, les amis, les ex-petits-amis. Je les ai tous vu avec trente ans de plus. J'en avais laissé filé du temps. 

Après la cérémonie, tout le monde se rassemble dans la cour, derrière la maison et mange . Ça peut paraître étrange. Et vas-y passe moi le pâté, est-ce qu'on aura assez de pain ? Vous voulez encore un peu de vin ? C'est là que le trio s'est reformé. Ma cousine, mon frère, moi.
Je ne sais pas lequel a dit « vous savez s'il reste de la cuvée Proust » ? Avec le temps elle était devenue mythique. Nos yeux se sont agrandis : « oh purée, tu te rappelles ? »
Mais là on n'avait pas le temps. C'est ça les adultes, jamais le temps. On a sorti nos smartphones pour trouver une date. Il fallait qu'on soit tous les trois pour sortir la bouteille de sa cachette. Et si elle n'y était plus ? Pff, n'importe quoi ! Elle y sera et nous aussi.

C'était l'hiver. Il faisait nuit, elle tombe vite en hiver. La maison était vide, triste, froide. La bibliothèque était poussiéreuse, mais les rayonnages davantage garnis. Visiblement ma tante, lors de sa retraite était devenue une adepte de la commande par correspondance et avait commencé une belle collection d'historiettes locales, de palombes qui ne passeraient plus et d'enfants à la recherche de leurs filiation, sans compter les ouvrages racontant la vie des animateurs de la télé. Bref c'était encore plus hétéroclites qu'avant, mais sans la poésie des almanachs !

Ma cousine a enlevé le tiroir, comme je l'avais vu faire cet après-midi de printemps. Elle a passé son bras à l'intérieur, et le tiroir du bas s'est ouvert sans plus de bruit qu'autrefois. Super qualité de fabrication ! La bouteille était là. Ma cousine a tout d'abord fait disparaître dans la poche de sa veste le journal intime et sa couverture rosâtre, puis a sorti triomphalement le litron tant attendu.
Nous avons regardé la bouteille. Pas de trace d'humidité, l'écriture de Tonton avait bien résisté aussi, son « Cuvée Proust » était toujours là. Nous étions émus. 

Nous nous sommes installés dans la cuisine, trois verres, trois chaises autour de la table. La toile cirée un peu collante illustrée de grappes de raisin, si si, immersion totale.
Le bouchon a cassé dans le goulot, on a eu du mal à l'ouvrir cette bouteille, elle résistait. On a humé à tour de rôle. Nous n'avions pas l'air convaincu. Ma cousine a versé le vin dans nos verres. Nous avons senti en faisant tourner le liquide pour en admirer la transparence. La couleur était belle, bordeaux avec des reflets de miel. L'odeur, en revanche, m'a fait penser à un vinaigre de cafétéria... Je voyais bien mon frère qui grimaçait, et ma cousine qui voulait garder son sérieux devant nos tronches déconfites, comme si le moment était solennel, mais elle avait du mal.

« Bon, on goûte ? » a dit l'un d'entre nous. On a goûté. On a reposé nos verres.
« Ça t'évoque quoi ? » m'a demandé la cousine.
« La fois où j'ai bu la tasse sur la plage du Cap de l'Homy »
« La fois où on avait réalisé un tas de mélanges avant de les boire à l'armée » a dit mon frère.
« Moi ça m'évoque un jus d'herbes quand j'ai fait mon stage de zen à Toulouse »
« Bref c'est dégueulasse ! » a t'on crié en chœur avant d'éclater de rire.

On a vidé la bouteille, mais dans l'évier. Ma cousine l'a gardé en souvenir. Pour l'étiquette, pour le jour où on l'a caché, pour le jour où on l'a ouverte, pour les jours où on prendra du temps ensemble, encore. 

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

LES VISITEURS - LA RÉVOLUTION

SALAMANCA 23

YHANN KOSSY & LUCAS VERAN