L'HÉRITAGE

L'HÉRITAGE

Cette nouvelle a gagné
le Prix de la nouvelle Taurine de Mugron le 9 avril 2012

Après des heures de conduite dans une quasi-hébétude, après m'être garée sur la place, derrière les arènes, comme le faisait mon père bien des années auparavant, et après avoir traversé trois rues mon sac sur le dos les yeux bien planqués derrière mes lunettes noires, je glissai la vieille clé dans la serrure.
La tourner fut un peu difficile, mais ensuite la porte ne résista pas longtemps à mes coups d'épaule. Je refermais derrière moi, et m'enfonçai dans le jardin où je n'étais pas revenue depuis si longtemps. Tout avait trop poussé, mais le banc était toujours là, à l'ombre. Je m'assis et me mis à pleurer sans pouvoir m'arrêter.

J'étais de retour dans la maison où nous passions nos étés, depuis toujours, mes parents et moi, souvent avec ma cousine, de deux ans plus jeune, et puis des amis de passage, des amis de mes parents bien sûr, qui avaient de préférence des enfants inintéressants avec qui il nous fallait jouer.

Et puis l'adolescence, cet été où on avait dragué le fils d'un voisin avec ma cousine, mais il ne savait pas laquelle choisir, c'est vrai qu'on se ressemblait, et qu'on ne se quittait jamais.
Et puis après la fac, les copains, les voyages lointains, taurins ou pas, tellement mieux que revenir au village, même le jour de la fête...

Les années avaient passé, je n'avais rien vu, je n'étais pas revenue. J'évitais presque mes parents et leur morale. Trouver un travail ne m'intéressais pas : j'avais de l'argent, bien placé, depuis toujours, comme mes parents, comme toute la famille. Mis à part mes voyages, je n'avais pas de goût de luxe, je vivais souvent en coloc, ou chez des garçons... La bohème les poches pleines, je n'avais pas de problème !

Enfin si, là... Mes parents étaient morts. L'un était malade, en phase terminale, bien sûr je l'ignorais, ou plutôt je ne voulais pas en entendre parler... Alors ils avaient décidé d'en finir ensemble. Des médocs bien puissants, ils ne risquaient pas d'en réchapper. Ils avaient fait ça un vendredi soir, dans leur appartement parisien. La femme de ménage les a trouvés le lundi matin.

Tout était prêt, papiers sur le bureau, lettres en évidence pour tout le monde, notaire, banque, moi...

Moi qui ne savais plus quoi faire.

Alors j'avais pris la clé du jardin, la seule que j'avais toujours gardée. Mon père croyait qu'elle avait disparu, mais c'est moi qui l'avais emprunté un jour, j'avais onze ans, et je ne l'avais jamais remise à son clou. Tout le monde entrait par devant, même le jardinier qui vivait au village. Pourtant le tour de la porte était nettoyé, mais à part quelques herbes qui avaient poussé, comme si un jour j'allais revenir.

J'étais là.

Je n'ai pas bougé du banc jusqu'à la nuit. J'avais roulé toute la journée depuis Paris, une voiture de location. J'avais été incapable de rester, d'imaginer recevoir la famille, les amis, les condoléances, les voisins. C'est le secrétaire de mon père qui m'avais prévenue de leur décès. Je lui ai dis que je ne me sentais pas capable d'affronter les gens, qu'il les reçoive lui, avec la cuisinière, elle préparera quelque chose, et puis elle trouvait toujours les bons mots, ma mère l'adorait. Je leur ai dit que reviendrai dans quelques jours.

Le ballet des chauves-souris était commencé depuis longtemps quand je me suis décidé à traverser tout le jardin pour entrer dans la maison. L'intérieur sentait la cire pour les meubles, et aussi le parfum indéfinissable qu'avait toujours eu cette maison. Mon cœur se serra.

La cuisine était semblable à mon souvenir, mis à par quelques livres de cuisine nouveaux, deux ou trois ustensiles colorés. Le salon était lui aussi tout pareil, sauf quelques meubles qui avaient bougé de place, et les tableaux taurins qu'il avait fallu faire disparaître lors de l'interdiction.

Je pris l'escalier et entrai dans ma chambre. Maquettes en Lego, revues, bibelots, souvenirs, tout était là, à la même place, régulièrement épousseté. Je posais ma tablette sur le bureau, et ouvris machinalement le tiroir.

Un carnet avec des comptes de belote, un vieux bracelet indien en perles, quelques diapositives, une pièce de 50 francs en argent, le Schtroumpf torero qui était autrefois sur l'étagère, caché lui aussi, interdit lui aussi...



J'allumai ma tablette numérique et mon portable en même temps. Deux cents mails dont la moitié pour des promos, et quarante de la famille qui me cherchait. Quelques messages sur mon répondeur, pas grand monde n'avait mon numéro, enfin, pas grand monde de ceux qui savaient que j'étais désormais une riche héritière.

J'étais affamée. Dans la cuisine le frigo était vide, bien sûr. J'ouvris la réserve et pris un petit bocal de cèpes. Oui on croit toujours que le chagrin ça tue la faim, mais quand on a trente ans, et qu'on n'a pas mangé de la journée... Et puis ils sentaient tellement bon une fois dans la poêle...

J'ai passé une partie de la nuit à communiquer avec mes amis, et puis une autre à essayer de dormir dans mon petit lit, pour enfin vraiment y parvenir vers trois heures. Je le sais parce que j'avais remonté la pendule qui sonne toutes les demi-heures.

Le lendemain je suis sortie par devant et voulant acheter quelque chose pour le petit-déjeuner j'ai affronté la boulangère, qui avait lu le journal, et qui savait donc pour mes parents. Pensez, elle m'avais connue toute petite, quand je venais chercher des Chupa-Chups !

Je me suis dit qu'à l'épicerie je serai un peu plus anonyme, mais tout le village semblait s'être donné rendez-vous près des caisses, dans le hall de cette nouvelle supérette, et ça papotait, autant qu'autrefois sur la place du marché !

Oui oui oui c'est bien triste ce qui m'arrive, non non non je ne vais pas vendre la maison, oui elle peut continuer à venir faire le ménage une fois par semaine Madame Igueldo, mais elle doit être bien vieille maintenant ! C'est sa fille ? Non, sa belle-fille, Madame Igueldo n'avais pas eu de fille...

Dans la rue je croisais Monsieur le Maire, toujours le même depuis vingt-cinq ans, il était désolé pour mes parents, non je n'allais pas vendre la maison, pourtant, maintenant, avec l'autoroute, tous ces habitants en plus, c'était une petite ville ici ! Non je n'avais pas vu les nouveaux commerces, ah oui, quand même, oui je sais, une belle maison comme ça, mais je voudrais la garder. Oui je viendrai. Enfin si j'en ai envie, il est gentil le maire, mais j'habite où je veux !

Poussée par la curiosité je fis le tour de la place. La pharmacie s'était agrandie, le bureau de tabac rénové, le bar avait changé, une pizzeria, un salon de thé avec cyberespace, un toiletteur pour animaux, un coiffeur, deux salons de coiffure pour femmes, une papeterie-gadgets, l'espace mode était toujours là, avec même un concurrent en face. Si on ajoute le mini-market pas loin, ça commençait même à ressembler à un village sympa. Quant aux arènes, rebaptisées « logis des sables » elles servaient d'habitations à caractère social.

Je rentrai chez moi. C'est marrant, je n'avais pas dit ça depuis l'enfance. Comme si depuis cette maison je n'avais pas eu de chez moi. En fait à Paris j'étais domiciliée chez mes parents, et le seul lien que je leur laissais était une adresse mail, parce que j'habitais toujours à droite ou à gauche. Chez moi...

Chez moi, la nouvelle Madame Igueldo m'attendait. Quel âge avait-il le fils Igueldo ? Je ne me rappelais plus... Un brun, oui, plus âgé que moi... Je ne dis rien, mais la nouvelle Madame Igueldo semblais déjà très vieille. Elle connaissait aussi bien la maison, et en avait les clés pour venir nettoyer. Mécaniquement, je lui ai dit que la mort de mes parents ne changeait rien à son contrat. Et la voilà qui se met à pleurer, des gens si gentils, si bons... Je n'osais l'interrompre pour demander qui était le jardinier, je ne savais même pas son nom.

Madame Igueldo partie, je fis le tour du jardin.

Dans mon souvenir il était immense. Quand on est enfant tout est immense ! Là je l'ai trouvé tout de même bien grand. Le coin où on construisait la cabane avec ma cousine, toujours là... C'était une structure en bambous sur laquelle on avait laissé grimper de la vigne vierge. Le jardinier devait bien la tailler, il avait même mis un banc à l'intérieur. Au fond le mur de la maison des voisins Laborde, et là.... Le mur des Laborde partait vers le nord, donc il y avait un autre jardin, je le voyais maintenant que j'avais grandi, et ce que je croyais être une propriété unique ne l'était pas. Je me demandais à quoi correspondait cette bâtisse, qui n'avait pas l'air très grande. Il faudrait que j'aille voir à l'occasion. Là on retrouvait le mur du jardin des voisins Labarbe. Près de la maison se trouvait le potager, très bien entretenu, qui contrastait avec l'exubérance du reste, mes cachettes d'enfants, les figuiers sous lesquels on s'abritait, sur lesquels on grimpait... Je regardais le potager, et la remise neuve tout à côté.

Je repris le chemin de « la jungle » car autrefois il y avait la vieille remise au fond... à l'époque seul mon père avait la clé, et personne n'avait le droit d'y entrer. Oh bien sûr on avait essayé avec ma cousine, mais ils surveillaient à tour de rôle, le jour le jardinier, et le soir mon père, jamais on avait pu voir ce qu'il y avait dedans. Oui la remise était toujours là ! Je ne l'avais pas vu à mon premier passage, avec cet arbuste qui la camouflait presque toute entière. Elle était adossée au mur « mystérieux » et toujours fermée, bien entretenue, pas un bois pourri à arracher...

Je sentis un regard dans mon dos, je me retournais, c'était le jardinier. La première chose qu'il m'est venue à l'esprit c'est qu'il serait bien dans « l'amant de Lady Chatterley ». Il était beau, ça oui. Musclé,et souriant, je n'ai vu que du blanc, ses jolies dents quand il a souri, et le bleu de ses yeux sous ses cheveux bruns bouclés. Je lui ai dit que la mort de mes parents ne changeait en rien son contrat. Il m'a arrêtée d'un geste. Il était employé municipal, il venait ici de temps en temps, par amitié envers mon père, mais n'était pas payé. Le potager était géré par le fils Igueldo, qui prenait des légumes en échange de l'entretien du terrain. Il m'a dit que mon père avait une surprise pour moi, mais que d'abord il fallait ouvrir la remise. La clé se trouvait dans le bureau.

Enfin je reconnaissais là le caractère joueur de mon père, qui ne m'avait pas laissé de lettre personnelle, mis à part celle écrite avec ma mère ! C'est pour ça que j'étais partie si vite de Paris, que j'étais venue ici tout droit, sans vraiment réfléchir, parce que je sentais que le véritable héritage paternel était forcément dans cette maison et pas dans l'appartement parisien . Mais pourquoi mettre la lettre dans la remise au fond du jardin ?

Lionel, le jardinier, ne savait pas. Il savait juste qu'il y avait une surprise, mais il en ignorait la teneur. Je le regardais, maintenant que je savais son prénom et où il travaillait, je me demandais s'il était marié mais il gardait les mains nonchalamment dans ses poches... Tout d'un coup il se mit à rire et m'attrapa par les épaules : « non je n'ai pas de copine sérieuse en ce moment »

Heu, j'essayais de me reprendre tout en me demandait s'il voyait vraiment dans mes pensées. Il a encore souri -tout blanc-. « Ton père savait que je te plairais. Moi j'avais vu des photos de toi, alors je me demandais quand est-ce que tu viendrais. Il aurait aimé nous voir ensemble je crois. »

Là sous le choc, devant cet inconnu, je me remis à pleurer, moi qui ne pleure pas devant les autres. Je m'enfuis vers ma cabane, mais il connaissait le jardin aussi bien que moi. Il m'a prise dans ses bras et j'ai mouillé son tee-shirt tandis qu'il me tenait contre lui jusqu'à ce que je me calme.
Il fallait qu'il aille travailler, mais il reviendrait demain si je voulais. J'ai dit « et ce soir après le travail ? » Il a dit d'accord.

Dans le bureau de mon père, j'ai tout d'abord regardé. Les cadres, les bibelots, rien ne semblait avoir bougé. Tiroir du bureau : stylo, coupe papier en ivoire, quelques mots sur un post-it « la clé de la surprise est dans la boite magique ». Ah oui, la boîte magique ! Quand j'étais petite il me la faisait manipuler afin d'apprendre à l'ouvrir. C’était une boîte en marqueterie, avec un système de coulisses qui dévoilaient un coup le cache de la clé, et un coup le cache de la serrure.

Trouver la boîte. Elle était là, sur un étagère, bien innocente avec son décor de chênes verts. Côté mur il y avait un groupe de taureaux.
S'asseoir, laisser les doigts retrouver le bon mécanisme. Oui ça marche. J'ai sorti la minuscule clé, et trouvé la serrure. Je glisse, je tourne : la boite s'ouvre ! Á l'intérieur une clé, la clé de la remise. Toujours pas de mot.

Je fermai la maison et courus au fond du jardin. La porte de la remise s'ouvrit facilement. Dedans il n'y avait pas grand chose, un casier à bouteilles, un vieux râteau, un seau métallique, un vieux sac délavé... Ah non d'ailleurs, ce n'était pas un sac, mais une muleta repliée et couverte de poussière. Je la secouai, elle était raide et ne se déplia qu'à regret tandis que la poussière et le vieux pollen s'envolaient dans la lumière. Rien à l'intérieur. Je me dis que les souris avaient dû manger la lettre. Un jeu de clés était accroché à une poutre. Je refis le tour en regardant le haut de la cabane. Je fermais les yeux, me concentrant sur ce que mon cerveau avait capté. Oui, c'est ça : le manche du râteau était appuyé contre une poignée : au fond de la cabane il y avait une porte ! Je pris les clés, l'une d'elle ouvrit la porte. J'étais chez le « voisin mystère !»

Petit jardin, sans autre issue que la porte où je me trouvais. Petite maison fermée. Je me demandais si... oui, une des clés ouvrit aussi la porte de la maison. J'avais frappé bien sûr, j'avais appelé, mais je savais maintenant que j'étais chez mon père. La pièce qui donnait sur le jardin était une cuisine, plutôt bien aménagée, bien que petite.
Une lettre m'attendait sur la table. Enfin.

Il me disait de m'asseoir, ce que je fis, sur une chaise en bois peint de motifs floraux , de style sévillan. La lettre finie j'étais dans l'incrédulité la plus totale, puis je visitais le reste de la maison, ce qui acheva de me convaincre.

La petite maison était une sorte de musée secret et interdit. Après l'abolition des corridas en France, en Espagne et en Amérique du Sud, les « amis des animaux » qui avaient réussi également à faire interdire la chasse, le gavage, avaient obtenu que toute l'imagerie correspondante disparaisse aussi. Nul n'avait plus le droit de représenter ou détenir chez lui des tableaux, des dvd, des livres évoquant ces anciennes pratiques. Au départ certains avaient rigolé, mais la police était intervenue plusieurs fois sur dénonciations, et avait confisqué des œuvres, et les propriétaires avaient du payer de lourdes amendes. Les abolitionnistes avaient également traqué la moindre trace de chasse, dans les tableaux des musées, en commençant par le Louvre et le Prado, dans les livres scolaires, internet, bref ça avait été un combat difficile, long, mais qu'ils semblaient bien avoir gagné. Sauf ici, petite poche de résistance.

Mon père avait stocké dans la maison beaucoup de tableaux, j'en reconnaissais certains avec émotion pour les avoir vus quand j'étais enfant, mais il y en avait davantage, sûrement qu'il avait recueillis ceux de ses amis.

Une autre pièce sans fenêtre servait de salle de projection. La collection de dvd était impressionnante. De Manolete à El Juli, en passant par Antoñete et El Marin, toutes les vidéos des débuts du film noir et blanc jusqu'au dernier des toreros du XXIe siècle étaient là. Dans un tiroir de nombreuses photos, et certaines assez récentes, prises dans le jardin. On y voyait des gens s’entraînant à toréer de salon*, ce qui bien sûr était interdit !!! Il me sembla reconnaître le Maire, mais plus jeune, et puis d'autres personnes, dont le fils Igueldo. Et sur une série, je reconnus Lionel, posant fièrement les banderilles sur un carreton, puis saluant la foule ! Il fallait un certain courage pour faire ça, parce qu'encore aujourd'hui, si une de ces photos sortait, le portraituré en serait pour de longues heures de garde à vue... ou pire. Je refermais la petite maison.

Je suis revenue chez moi, en retraversant le jardin. Passée dans la rue j'ai fait le tour du pâté de maison : mon jardin, les Laborde, virage à gauche, les Labarbe, encore à gauche, la petite maison et sa porte anonyme, avec juste une boîte à lettre et un interphone. La rue est étroite, piétonne, de l'autre coté c'est le grand mur du jardin de la maison de retraite. Mon jardin, encore à gauche, ma maison. Situation discrète et idéale.

Depuis je fais comme mon père, je reçois des gens, sur rendez-vous. Il y a parfois des annonces étranges dans certaines revues, et j'ai appris à décrypter ces messages. Je reçois des groupes, autrefois « clubs taurins », souvent reconvertis en « groupe de découverte des vins » qui font des circuits touristiques sur les anciennes routes taurines, en cachant soigneusement leur passion dévorante et interdite, et qui vont d'adresse secrète en adresse secrète, visitant tout de même des caves et des bodegas, autant par goût que pour justifier de leur nouvelle marotte...

Certains soir d'été des notables viennent toréer de salon dans le jardin, et c'est difficile parfois de s'empêcher de crier « olé » Mais on a toujours peur d'une dénonciation.

Eh oui, à la joie du maire, je me suis installée au village, les maisons vides il n'aime pas ! Lionel vient, revient, passe la journée avec moi, souvent la soirée, parfois la nuit...

Pour le musée secret, je ne lui ai encore rien dit, j'attends qu'il m'en parle le premier. Mais je ne veux surtout pas le perdre, parce que j'ai parfois l'impression que le véritable héritage que mon père m'a légué, c'est lui.



* toréer de salon : s'entraîner à manier cape et muleta, sans la présence d'un animal.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

SALAMANCA 23

LES VISITEURS - LA RÉVOLUTION

YHANN KOSSY & LUCAS VERAN