LA DURE VIE DES TOREROS PROLETAIRES

Féria de San Isidro, un mois de taureaux.
A la fin d'une après-midi quelconque, un taxi attend face à la grande porte de la Monumental madrilène. Quand il part avec son client, montant par la rue Manuel Becerra et par celle d'Alcala, une pensée traverse son esprit : « que penserait cet homme si je lui disais que je suis matador de taureaux, que j'ai toréé ici, dans ces arènes de Las Ventas » finit il avec une pointe de mélancolie.


Le taxi c'est Alberto Lamelas, né à Cortijos Nuevos, province de Jaen en 1984. « j'ai pris l'alternative en mai 2009, quatre ans après j'ai confirmé à Las Ventas. Ce mois de septembre cela fera deux ans que je n'ai pas foulé le sable d'une arène en Espagne, bien que je sois allé toréer en France. Pourquoi ? C'est impensable qu'en France les conditions économiques soient mauvaises. Impensable. Là-bas on me respecte et c'est pour ça que là-bas je peux être torero »
Et en Espagne ?
"Ici les conditions que l'on m'a offerte n'étaient pas les meilleures."
Silence.


Fêtes, grandes voitures, intellectuels et jolies femmes tournoyant autour des toreros qui passent la journée dans leurs propriétés. Ça c'est le stéréotype qui nous vient à l'esprit quand on pense à un matador. Mais rien n'est plus éloigné de la réalité : beaucoup doivent compléter leurs revenus avec des métiers extrêmement variés. Il y a les serveurs, des maçons, des vendeurs, des ramasseurs d'olives...


C'est ça la vie en dehors des arènes des toreros-ouvriers.
Alberto Lamelas voit en 2011 que la situation n'était pas tenable, et prend une décision : « on ne peut pas vivre d'amour et d'eau fraîche, et je me sentais mal de vivre ainsi aux crochets de ma famille. C'est alors que j'ai décidé de faire le taxi et je ne le regrette pas le moins du monde . » Ce travail, c'est sûr, m'offre la liberté dont j'ai besoin : « ce n'est pas un bureau où je dois pointer de 8h à 15h, il ne m'enlève pas du monde taurin. »

Pour comprendre la décision de Lamelas, nous avons fait les comptes. Dans les arènes de 3ème catégorie, où les toreros les plus modestes réalisent leurs brèves saison, le salaire minimum, fixé par le BOE, est de 9944€. Une fois réalisée l'estocade du IRPF et le descabello de la Sécurité Sociale, il reste 7716€ au torero. Bien que, les frais, toujours selon le bulletin, approchent les 8153€. C'est à dire qu'un matador du groupe C qui touche le minimum -le plus souvent- ça peut lui coûter 437€ de se jouer la vie lors d'une corrida.


Tout ceci dans un monde idéal. Parce que si Alberto Lamelas affirme que « les conditions offertes n'étaient pas les plus opportunes » il veut dire que dans certaines arènes, on ne lui a pas offert les minimas décidé par la loi. C'est à dire que pour s'habiller de lumières, endurer les charges de l'animal, faire jouer ses cuisses, se soumettre aux caprices du public et garder toute sa famille en alerte durant tout le spectacle aurait dû lui coûter encore plus cher.


Raoul Camara, de Colmenar de Ojera, province de Madrid, novillero, met des chiffres sur le phénomène : « Je pense que seul les dix premiers de l'escalafon vivent uniquement du taureau, même pas 20%. Les gens pensent que les toreros ont beaucoup d'argent. Et non ! Quand tu torées, on te donne le minimum, et avec ça il ne te reste rien. Et si en plus il y a la télé, ils te retirent ta solde, et ça te coûte de l'argent de s'habiller de lumières. »


Quand la crise a touché son entreprise familiale, Camara s'est familiarisé avec des termes comme « intelligence financière » ou « network marketing ». Cela fait quelques années que je suis vendeur dans une société de produits de nutrition. Aujourd'hui il est partenaire de deux boutiques et il forme d'autres commerciaux qui généreront des bénéfices pour chacune de leurs futures ventes. « C'est quelque chose de temporaire », il attend : « dans quelques années les bénéfices engendrés seront plus conséquents, et je pourrais me consacrer à 100% au monde des taureaux. »
Lassé des montants à la baisse offerts pour toréer, Camara a décidé de ne pas fouler le sable des arènes cette année. « Le problème est que l'on veut toréer pour devenir riche, mais aujourd'hui il faut être riche pour pouvoir toréer ! » dénonce t'il. « Quand un torero accepte un tarif en dessous des minimas, ce qui est en jeu c'est la survie de la profession. Pour cela je ne le fais pas, et beaucoup de mes compagnons non plus. »
Ainsi, il continue de s'entraîner six heures par jour. « avec le physique, la nutrition et un bon mental, je suis toujours prêt » affirme t'il. « En plus, comme maintenant j'ai davantage d'argent, je torée davantage au campo que lorsque je toréais dans les arènes. »

Le torero de campo est la base de la préparation de tout matador. Il se fait fondamentalement en hiver, mais cette préparation aussi a un coût, surtout si tu n'es pas une vedette et que les éleveurs ne t'invitent pas. « un taureau au campo coûte ce que veut bien en demander son éleveur : entre 800 et 1800€, en fonction du prestige de l'élevage ; » dit Camara, ce qui ajoute encore des frais à nos économies peu prospères.


Le novillero Mario Sotos de Hinojosa, province de Cuenca, né en 1992, a débuté avec un certain succès ce mois d'août à Las Ventas. Pour préparer le rendez-vous le plus important de sa vie, il a lidié quatre animaux : « deux vaches de Samuel Flores et deux taureaux que j'ai tué au campo » Chacun lui a coûté 1500€. Je pensais que je toucherais les honoraires minimum dans les arènes de première catégorie, mais après les impôts, il devait encore 550€ pour s'être joué la vie dans l'arène la plus importante du monde.


Mario a délaissé les études à 16 ans. Durant la saison taurine, il se dédie tout entier au taureau : « il faut y être 24h sur 24 corps et âme ; » Mais cela ne lui permet pas de mettre un sou de coté. Ainsi, quand la saison est finie, il cherche à travailler où il peut : dans des élevages de chevaux, dans la construction, dans un bar familial... »
Tout comme le matador Jose Carlos Venegas, de Beas de Segura, province de Jaen, né en 1988, trouve sa pitance en dehors des arènes. « en hiver, aux olives » dit il ; « tant qu'il y aura des oliviers, ça ira  » Et quand revient le mois de mars, début de la temporada, tout son temps est de nouveau dédié au taureau : « tous les matins je cours, je fais du toréo de salon, je vais au campo . »
Et l'après-midi ?
Pareil.


Ainsi à la fin de la journée, José Carlos a derrière lui sept ou huit heures d’entraînement. Plus que la majorité des athlètes d'élite, et si on veut tomber dans la démagogie, plus que les étoiles les mieux payées de la ligue des champions.


Après dix ans « très durs » de « coups de cornes mal récompensés » l'habitant de Jaen ne demande qu'une chose : « qu'on me mette un an avec les vedettes, dans les affiches de vedettes, avec les élevages de vedettes et si cette année là je ne vaux rien, je rentre à la maison. » Il sait que c'est une angoisse impossible, mais il ne s'est pas donné de délai pour réussir : « personne ne sait quand la chance va tourner. » Pour le bien ou le mal.


Regarde Manuel Escribano. L'andalou circulait à la périphérie des arènes jusqu'à ce qu'un triomphe lors d'une remplacement à Séville en 2013 le booste, et sa carrière a décollé. Mais il a eu le retour de bâton : en juin de cette année, un taureau lui a coupé la fémorale et il est resté sans toréer tout le reste de la saison.
« En une seconde ce n'est pas la carrière qui se termine, c'est la vie ; » dit le taxi Lamelas. « Cette année nous avons eu la mort de Victor Barrio et c'est quelque chose que ma génération n'avait pas connu. Oui un taureau avait tué Manolete, un autre taureau avait tué Paquirri... Mais nous n'avions jamais vécu dans notre chair une tragédie de ce calibre en Espagne. » Mais malgré tout il n'a pas de doute : « c'est beaucoup plus dur d'être assis dans un taxi pendant huit heures tournant dans Madrid que lorsqu'un Miura t'envoie en l'air. L'accident te donne la reconnaissance du public, le reste... »




Fernando Cruz, né à Madrid en 1981, a lui aussi la nostalgie des applaudissements. Lui qui a toréé la dernière fois le 14 juillet 2013. Deux ans avant il a commencé à chercher d'autres emplois : peintre, chiropracteur, serveur à l'hôtel intercontinental, et est allé jusqu'à photographier les enfants sur les genoux du Père-Noël dans un centre commercial. « maintenant même le romantisme est parti. » dit il « Mais je poursuivrais jusqu'à ma dernière goutte » parce qu'après 24 ans dédié à la profession, si je laissais tout comme ça, cela aurait une saveur douce-amère. »


Ces jours-ci, avec un autre maçon, il remonte de ses mains et un peu d'argent une petite arène à Casarrubios del Monte, province de Tolède, dans laquelle il enseigne à des aficionados practicos la manière d'utiliser capes et muletas. « Ainsi je révise continuellement, je parle des taureaux, je leur apprends ce que je sais et je le mets en pratique devant eux » se console t'il.


Cruz pointe les temps lors desquels il était dans les positions intermédiaires de l'escalafon. « Si j'avais pu continuer sept ou huit ans, j'aurai ma maison payée et je vivrai du taureau, je ne dis pas riche » souligne le torero, qui a survécu par miracle à un coup de corne dans le ventre le 15 août 2012 à Madrid. « je parle de vivre dignement, cueillant les fruits de tous ces efforts que j'ai dédié à ça. »


Son monde est très différent de celui des vedettes du toreo qui touchent jusqu'à 300 000€ dans une après-midi à Madrid, Séville ou Bilbao. Eux l'ont, après beaucoup de travail, quelques coups de cornes, la reconnaissance qui va en théorie avec les toreros . Mais ils sont si peu que tant d'inégalité irrite Fernando Cruz. « Nous sommes tous là pour gagner de l'argent, imprésarios, éleveurs et toreros. » dit il, « mais celui qui se met devant le taureau, celui qui souffre, qui pleure, qui saigne, qui donne une mauvaise vie à sa famille, celui là c'est le torero, et c'est lui qu'il faut privilégier. »


Cela fait quinze jours, le 25 septembre, Alberto Lamelas n'attendait plus la grande porte de ce spectacle. Pour un jour il a laissé le taxi garé et il est allée aux arènes avec la fourgonnette de son équipe, habillé en torero. L'après-midi ne s'est pas déroulé comme il avait espéré. Les toros n'ont pas collaboré et Alberto a lidié et tué la corrida dignement. Deux ovations. Le lundi suivant il a recommencé à tourner dans Madrid avec son taxi, tandis qu'il se rappelait des olés et des applaudissements. En montant jusqu'à Callao par la Grande Rue, Alberto Lamelas, matador de taureaux, pensait que, bien que n'ayant pas coupé d'oreilles, par des après-midis comme celles de dimanche, tous ces sacrifices en valaient ils la peine?

Juan Pelegrín

traduction libre d'isa du moun, vous pouvez retrouver l'article en vo dans El Mundo.

http://www.elmundo.es/papel/historias/2016/10/10/57fb67bb268e3e10238b45b8.html

Commentaires

  1. isa, article sûrement très intéressant ... si on pouvait le lire... cet effet de surimpression est décourageant...

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  2. 1) Acheter des lunettes
    2) Régler l'image de son PC
    3) En dernier recours : sélectionner les mots à l'aide de la souris, ils apparaitront surlignés.
    4) Merci de me lire (enfin, d'essayer...)

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