Les rencontres d'EL NENE : FLORENT MOREAU


 
Il est pour moi le Emilio Muñoz des revisteros… un véritable puits de science… aussi insatiable qu’intarissable… j’ai nommé l’excellent Florent Moreau… merci beaucoup à lui!
 
 
Est-ce que tu peux nous parler de la genèse de ton afición? Comment est-elle née ? Avec qui ? Peut-être des endroits, des toreros, des toros qui ont marqué cette afición naissante?
« Du fait d'une mutation de mes parents pour le travail, nous avons habité à Nîmes dans les années 90. Il n'y avait pas du tout d'aficionado auparavant dans ma famille car ma mère est originaire de l'Est de la France, et mon père... d'Écosse.
A première vue, lorsque j'étais gamin, et sans connaître du tout la corrida, j'avais au départ une image extérieure forcément cruelle et repoussante en me disant que des taureaux mouraient en public dans une arène.
Mais à Nîmes, sur la télé locale - cela s'appelait Télé Bleue - l'hiver, il y avait des rediffusions de corridas. C'était ma toute première approche, et cela me fascinait de les regarder. Je voulais vraiment savoir ce que c'était, tout découvrir, tout connaître... Et cela permet, même en étant très jeune, de dépasser les idées reçues.
J'ai vu ma première corrida - une Miurada - aux arènes d'Arles alors que j'avais 6 ans car j'avais demandé à mon père de m'emmener en voir une en vrai !
Mes toreros étaient, et seront pour toujours, El Fundi et Stéphane Fernández Meca. Avec en face les corridas et les redoutables toros que tu peux imaginer quand tu connais leurs carrières... C'est là que tu découvres l'adversité de la corrida, car on parle bien d'un domaine à part entière, sans équivalent.
Parallèlement, ma grand-mère (du côté de mon père) vivait dans les Pyrénées-Orientales, et beaucoup de vacances d'été là-bas au mois de juillet ont rapidement fait de Céret un incontournable annuel. C'est une arène et un rendez-vous qui me sont très chers. »
 
Est-ce que tu pourrais décrire ton parcours qui t’amène à passer d’aficionado à revistero?
« Aficionado on l'est toujours et il ne faut pas l'oublier. D'ailleurs ce qui est important quand on écrit sur les toros, c'est de le faire du point de vue de l'aficionado.
Dans ma phase de découverte de la corrida, très jeune, j'aimais lire plein de comptes-rendus afin d'en déchiffrer le sens. Je trouvais ça chouette de parler de cette passion, la description de ce qui se passe en piste, trouver des trucs inhabituels pour les couleurs de costumes de lumières...
Je crois que c'était mon rêve d'être journaliste spécialisé en tauromachie. J'ai publié mon premier compte-rendu de corrida à l'âge de 13 ans.
Plus tard, j'ai découvert qu'il n'était pas possible de vivre de cette activité lorsque tu souhaites vraiment être indépendant.
D'ailleurs en parlant de rêves, je n'ai jamais eu celui de devenir torero. Et je pense que c'est un avantage par rapport à d'autres qui écrivent sur la corrida, la frustration est réelle et se lit parfois un peu trop entre les lignes...
Je n'ai pour ma part aucun regret. L'indépendance coûte cher et tu dois faire des choix. Mais elle est appréciable si tu veux être crédible. »
 
Pour moi tu resteras toujours indissociable de « Semana Grande », revue pour laquelle tu as écrit pendant de nombreuses années. Collaboration qui s’est arrêtée de façon assez « abrupte »… est ce que tu veux bien nous parler de ces années là bas et de la fin de l’histoire?
« Oui parce que j'y ai écrit pendant de longues années. Premier compte-rendu en 2004, puis de façon ininterrompue de 2009 à 2021. Les années fastes du journal, c'est quand celui-ci existait encore en version papier et que les gens le recevaient chaque semaine dans la boîte aux lettres. Le passage exclusivement au numérique a peut-être enlevé quelque chose, une spécificité, et cette différence je l'avais déjà remarquée à l'époque où j'y écrivais encore.
Ce qui est important quand tu écris dans une telle publication, c'est la rigueur, la qualité de l'information, être très descriptif, une forme d'objectivité au minimum sur les faits même si tu ne peux pas l'être pour tout. Il faut aussi éviter la mauvaise foi et les a priori.
Après des désaccords internes au mois de mai 2021, j'ai simplement décidé d'arrêter ma contribution à ce journal. Et je n'ai écrit dans aucun autre média taurin depuis malgré plusieurs sollicitations.
Il faut savoir qu'en plus de mon emploi, écrire dans Semana Grande me prenait une trentaine d'heures supplémentaires par semaine, donc très peu de temps libre pour moi. Même en vacances, il m'arrivait de faire des bouclages à 5 heures du matin, car le journal sortait toutes les semaines. Malgré toute mon afición, un jour je me suis dit que je n'allais pas faire cela toute ma vie, c'était impossible. »
 
Dans tes reseñas tu consacres une part importante aux toros, surtout leur comportement, ce qui te permet de mettre en relief le travail des toreros? Comment tu en es arrivé à t’intéresser à ça? Et pourquoi adopter cet angle de vue, assez unique, dans tes comptes rendus?
« Cela fait un moment que je n'ai pas publié de reseña. Mais bien sûr qu'il est primordial de parler des toros. De base, on parle de corridas de TOROS, de plazas de TOROS. Ce n'est pas pour rien. Et il faut systématiquement rappeler cette importance.
Ensuite, ce même toro, il s'évalue de par sa présentation, sa morphologie, et il faut voir la globalité du combat, du tiers de piques jusqu'à l'estocade. Ce sont par ailleurs tous ces critères que l'on prendra en compte ensuite au moment d'accorder un tour de piste, ou dans les cas les plus exceptionnels, l'indulto.
Plus que l'arène où il torée, le premier critère d'évaluation que l'on doit avoir vis-à-vis d'un torero, c'est l'adversaire qu'il a en face. Car c'est le toro qui va tout conditionner, le combat, le niveau de difficulté, comment le torero va devoir s'adapter et pouvoir résoudre les problèmes.
Plus l'adversité sera grande, plus le moindre geste du torero aura de l'importance et de la valeur. »
 
Tu as l’image justement d’un aficionado plutôt « toriste » et pourtant récemment je t’ai vu prendre « la défense » de Juan Ortega.. ce qui pourrait surprendre de prime abord… est-ce que tu peux nous expliquer comment tu te places dans cette éternelle opposition « Toriste/Toreriste »?
« A des degrés différents, je pense que chaque aficionado a forcément des deux en lui. Torista, c'est essentiel, car celui qui n'aime pas les toros n'est tout simplement pas aficionado.
Concernant Juan Ortega, quand il a commencé à sortir de l'ombre vers 2019 après plusieurs années d'alternative, il prenait des courses secondaires et n'était pas du tout une figura. Mais déjà, on le voyait déployer une torería incroyable. Cette élégance, cette façon d'être en torero, et de toréer, ce temple, ces gestes, cette classe. A une époque où les faenas sont souvent beaucoup trop longues, avoir un torero comme lui, très épuré, c'est exceptionnel. Et sa récente faena de Séville sera l'un des faits majeurs de cette saison 2024.
Je ne vois pas vraiment d'opposition torista/torerista. Admettons d'ailleurs que de voir un torero de registre plutôt artiste aller chercher deux séries à un toro dur et dangereux, même si c'est à contre-style, cela aura de la gueule et pourra offrir beaucoup d'émotion. Cette passion est faite de choses inattendues et il faut les apprécier. »
 
Pour revenir sur tes années dans la presse écrite spécialisée, est ce que tu peux nous expliquer comment ça s’y passe? Est-ce qu’il y a de la censure? Des connivences avec les empresas ou certains toreros? Des angles de vue suggérés? D’ailleurs on te voit très rarement voire jamais dans les callejons? C’est justement pour garder une forme d’indépendance?
« C'est un milieu où il y a beaucoup d'auto-censure car c'est un petit microcosme et la peur des représailles est prégnante.
La chance que j'avais dans Semana Grande, c'est qu'au moment où j'ai commencé à y écrire, ce journal était accepté et établi de longue date dans le panorama en tant que publication faisant partie des références. En partant de là, il n'y a jamais eu de problème pour écrire ce que je voulais et ressentais.
Il y a des publications dans lesquelles j'ai refusé d'écrire car on te disait à l'avance que dans tous les cas il convenait d'arrondir les angles.
On s'expose beaucoup quand on écrit sur les toros. C'est d'ailleurs peut-être pour cette raison qu'il y a davantage de vocations de photographes taurins que de revisteros...
Globalement, j'ai parfois pu avoir l'impression que celui qui avait un esprit critique et d'analyse n'était pas forcément bien vu, ni le bienvenu. Et ça c'est quelque chose de terrible.
Sur l'opacité et les connivences, il n'y a rien de nouveau. Et même historiquement, chez les critiques espagnols parmi les plus célèbres, il y a eu des histoires d'enveloppes et de pots-de-vin.
Pour en revenir au callejón, il m'est arrivé d'y aller à plusieurs reprises. Et je pense que tout aficionado mériterait d'y aller au moins une fois afin de voir une corrida depuis cette vision. Mais pour la critique, j'ai toujours trouvé que la vue était écrasée et qu'elle manquait de relief par rapport aux gradins. Ce n'est pas pour rien que l'on utilise y compris dans la vie de tous les jours l'expression "hauteur de vue"... et je trouve que c'est mieux afin de voir les placements, les distances. Tu es aussi au milieu du public et pas auprès des professionnels taurins.
Je peux comprendre cet attrait pour la proximité de la piste et des acteurs, mais c'est parfois hélas devenu un lieu d'interaction sociale où il faut absolument être. Parce que cela fait bien d'y être, et donne la sensation d'être important. Ce goût pour le paraître pourrait prêter à sourire s'il n'était pas vecteur de graves accidents, car on en a déjà malheureusement recensé ces dernières années du fait d'un callejón surchargé. Chacun doit rester à sa place. »
-On te croise moins souvent dans les grandes ferias que dans les petites arènes… et tu écris beaucoup sur les petits villages espagnols, leurs traditions, leurs arènes atypiques, les toreros moins connus… ça donne l’impression que tu te régales à mettre en lumière à travers le voyage le côté populaire, dans le bon sens du terme… loin du bling bling… est ce que tu peux nous en dire plus?
« Je le fais par passion. J'adore découvrir les petites arènes, improbables ou insolites, c'est même pour cette raison que j'ai présenté une conférence sur ce thème.
Découvrir une nouvelle arène et une nouvelle ambiance, cela fait toujours quelque chose. De même que de découvrir sur une affiche des noms inconnus, des ganaderías, des toreros, des novilleros, on peut toujours avoir de belles et bonnes surprises.
Et puis, parmi toutes ces petites arènes, il y en a beaucoup qui proposent des encierros le matin. Cela manque chez nous du fait du coût de l'organisation et des assurances. Je pense que de découvrir dans la rue, le matin de la corrida, les toros qui vont être combattus l'après-midi est une magnifique porte d'entrée sur cette passion.
J'aime également beaucoup les ferias de novilladas, pour leur ambiance, et parce que c'est le futur de la fiesta brava.
On me dit parfois que je snobe les grandes arènes. Ce n'est pas vrai, il faut voir de tout, et le calendrier ne permet pas de tout voir car beaucoup de ferias coïncident sur le calendrier. C'est ce qui me plaît, découvrir des arènes. On a la chance que notre passion persiste encore, en 2024. Et chacun vit son afición comme bon lui semble. »
 
Je trouve que tu as une vraie approche éducative dans tes posts. Rarement dans la critique dure… comment tu appréhendes le rôle de la transmission dans ta façon d’écrire?
« Je n'écris plus vraiment de comptes-rendus à proprement parler. D'ailleurs avec la profusion de vidéos qui sont publiées dans l'instant juste après, c'est un format qui me paraît largement remis en question.
Sur les papiers qui traitent du fond, c'est un peu différent. La tauromachie est une discipline qui prend des années à connaître, à cerner. Tout le monde n'a pas la même approche, la même expérience, le même degré de connaissance ou d'analyse. C'est extrêmement difficile et il y a tellement de paramètres à prendre en compte. Il faut d'abord commencer par dire que l'on parle de quelque chose de sérieux, avec le respect de tous les acteurs en piste.
Ensuite expliquer, être très descriptif sans pour autant se perdre en longueurs, parvenir à être compris du plus grand nombre tout en maintenant un esprit critique. Il ne faut pas non plus abuser de termes techniques, mais surtout il convient de les détailler quand on les emploie.
Puis il faut tenter d'être juste. Car quand on connaît la difficulté du métier de torero, la difficulté d'élever des toros à notre époque, le coût que représente celui d'organiser une corrida... au final ce n'est pas évident ! »
 
Tu as une vraie affection pour certains Toreros. Je pense à Lamelas, Montero, Solera.
Pourquoi eux?
« On est dans une passion dans laquelle il y a du vrai. Et là au sein même du vrai, tu exploses et dépasses tous les seuils. Une force certainement, celle d'aller triompher là où d'autres ont refusé l'idée même de s'aligner au paseo.
Alors ces trois-là ont des différences mais aussi le point commun dont je viens de parler.
Alberto Lamelas a eu une novillada d'anthologie qui l'a révélé en 2007 dans le Sud-Ouest, à Parentis-en-Born. Héroïque, il était allé trois fois s'agenouiller face au toril. Ensuite, malgré de graves blessures, il a toujours su rebondir et a relancé sa carrière lors d'un combat titanesque en 2014 à Vic-Fezensac face au fameux "Cantinillo" de Dolores Aguirre. Pour chaque aficionado présent ce jour-là, ce combat a laissé un énorme souvenir.
Pour Maxime Solera, car son parcours en novillada est admirable. Autant de plazas et d'élevages redoutables. Et triompher parfois avec panache en prenant tous les risques. Il est le seul français de sa génération à s'être inscrit dans ce créneau et à l'avoir revendiqué.
Et Francisco Montero, il a rebondi dans sa carrière grâce aux capeas. A l'ancienne, de façon magnifique. Il allait affronter dans des bleds des toros gigantesques après avoir dormi la nuit dans la voiture, même en plein hiver et par des températures négatives comme à Ciudad Rodrigo en février. Juste dans l'espoir de donner quelques passes et se faire repérer. Gagné ! L'année d'après il a pu toréer dans de grandes férias de novilladas et même remporter des prix. Son alternative à Orthez, c'était quelque chose aussi, épique.
Ce sont ces histoires-là qui nous font encore plus aimer cette passion. Aujourd'hui, ces trois matadors en sont à des stades différents de leur carrière.
Après de longues années, Alberto a enfin réussi à se faire la place qu'il méritait. A Maxime, je pense qu'il lui manque une tarde de référence en tant que matador, mais il est injustement oublié par les empresas cette année après avoir accepté les courses les plus sérieuses du circuit. Et Francisco, il doit se poser, balayer ses doutes, car il a des capacités et du potentiel.
Avec le temps je suis devenu très ami avec ces trois toreros. C'est également pour cette raison que je me suis mis en retrait de la critique taurine. Je me vois mal écrire un compte-rendu dans un journal ou une revue le jour où ils sont à l'affiche. Aussi bien pour leur crédibilité que pour la mienne. »
 
Je ne pense pas me tromper en disant que tu as aussi beaucoup d’admiration pour Nimeño et Iván Fandiño. Même question que précédemment. Pourquoi eux particulièrement?
« Pour Nimeño, car il est le personnage clé de l'histoire de la tauromachie française. Je suis arrivé à Nîmes au début des années 90 et j'ai grandi avec ce souvenir vif dans l'esprit de ceux qui l'avaient côtoyé. L'histoire de cet homme, de ce torero, est primordiale dans ma passion. Mais je pense que malgré son succès et sa popularité, ce n'est pas quelqu'un qui aurait aimé être idolâtré de par son humilité. Il est passé à la postérité et c'est un exemple, c'est une certitude.
Quand on voit des images de l'époque, des interviews, le voir et l'entendre parler, cette humilité fait du bien à notre afición même tant d'années après.
Quant à Iván Fandiño, je l'ai beaucoup vu toréer. J'étais à Madrid en 2011 quand il a frôlé la grande porte après une tarde exceptionnelle face aux toros de Cuadri (vuelta et une oreille). A Mont-de-Marsan en 2012 aussi avec une faena et une estocade d'anthologie à un toro de Fuente Ymbro. Et tant d'autres.
Et puis... j'étais à Aire-sur-l'Adour le 17 juin 2017. A l'issue de la corrida j'ai dû passer en direct sur Canal + Toros pour raconter ce qui venait de se passer et confirmer la dramatique nouvelle, puis je suis rentré en urgence à Bordeaux à 6h le lendemain matin pour parler de ce drame sur France TV. Et le reste de la journée, il fallait essayer d'écrire un compte-rendu de la corrida dans Semana Grande, et faire une édition spéciale, retracer toute sa carrière, car tout s'était subitement arrêté la veille. Je n'ai pas dormi pendant quatre nuits d'affilée, et j'ai perdu mon grand-père le dimanche d'après. Ce sont des périodes qui marquent.
Carrière et vie sont liées en tauromachie et c'est aussi ce qui fait la force de cette passion. Pour Nimeño et Iván Fandiño, ce ne sont pas les mêmes époques, mais il y a également des points communs indéniables.
Et en tant qu'aficionado, on se doit d'être à la hauteur de ces histoires, de ceux qui ont tout donné et offert leur vie pour cette passion. »
 
Pour finir si tu avais un élevage, un Toro, un moment particulier, une anecdote (ou plusieurs) à nous faire partager ça serait quoi?
« Cette passion se nourrit d'anecdotes et de tellement de rencontres. Il y en a à l'infini mais je vais en donner deux.
Un toro, "Clavel Blanco" de María Luisa Domínguez Pérez de Vargas à Arles. Impressionnant, puissant, bravissime en cinq rencontres à la pique. Un toro issu d'un élevage dont c'était pourtant les toutes dernières années avant de disparaître. Je n'avais que 18 ans mais en sortant des arènes j'ai eu la sensation que le toro de toute une vie d'aficionado, cela allait être celui-ci.
Une autre anecdote, à l'époque où je fumais encore. J'avais rencontré Antoñete qui était un matador légendaire, connu pour son toreo pur, sa mèche blanche et aussi son addiction au tabac. Je lui avais offert une cigarette et nous avions discuté ensemble. Forcément inoubliable. »
 
Propos recueillis par El Nene

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