Morante, la beauté inattendue du désarroi

Morante, la beauté inattendue du désarroi

Après la faena historique du 26 avril à la Maestranza, où il a coupé une queue plus d'un demi-siècle après que Ruiz Miguel l'a fait, il revient à Las Ventas avec tout l'espoir de revoir quelqu'un qui est déjà un torero légendaire.

Ce qui se passe dans une arène est une extension sans règle de ce qui se passe dans la vie. L'imprévu, la violence, l'équilibre, le mouvement, le hasard, l'insuccès, le beau, l'inexpliqué. Trop souvent on voit les frivolités de la tauromachie, ce qui n'a pas d'importance, le bruit et les remous de la fête, et rien d'autre. Mais en vérité il y a autre chose dans cet art. Quelque chose qui arrive sans s'y attendre et son équivalence est l'œuvre unique, la plénitude de de qui ne se reproduira pas. Parfois, l'inhabituel s'installe - presque jamais -, mais quand il arrive, il n'y a aucune explication qui englobe une confusion aussi profonde.

José Antonio Morante Camacho, Morante de la Puebla, est la raison et la cause de l'authenticité de la tauromachie en cette période sombre. Personne n'est comme lui membre d'équipage sur le bateau des artistes. Personne d'autre ne vient de cette galaxie lointaine ou ne descend dans l'arène avec une aura de Saint de fin du monde. C'est une tauromachie énigmatique chargée d'eau noire. Son art dispense du génie, mais n'exige pas la perfection.

C'est la même chose qui s'est produite le 26 avril à La Maestranza, l'après-midi des deux oreilles et queue un demi-siècle après que Ruiz Miguel l'ait fait pour la dernière fois. Joselito El Gallo a inauguré le 20e siècle (c'était en 1919) au même endroit avec les mêmes trophées. Morante ouvre le XXIème siècle à sa manière. Morante de la Puebla est l'intemporel de la tauromachie .

Il aurait pu naître il y a 100 ans ou arriver au monde dans 100 ans encore.Il appartient à la lignée de l'authenticité qui coule lentement et est capable de dessiner une véronique qui se balance dans un temps si heureux que l'après-midi pourrait l'englober tout entière. Il y a une émotion dans sa tauromachie qui n'est pas coupable. Peut-être primitif, injustifié, mais jamais coupable. Il y a une beauté inattendue qui n'arrive que dans sa tauromachie, dans la manière très différente de la ressentir. Une sorte de symphonie qui n'a jamais été jouée auparavant et qui est insaisissable, presque secrète. Il a quelque chose d'imprévisible qui confine au miracle. Un baroque par définition : « Je suis un torero qui bouge par pulsions intérieures. Je me cherche toujours. Souvent je vis dans mes pensées ». Vivre dans la pensée donne la dimension tellurique de ce torero et de sa grammaire. Vivre dans la pensée, dans son cas, c'est vivre au-dessus de l'abîme, de la peur, de l'inexplicable. Il parle de lui à son encontre. Au milieu de ses silences géométriques, on entend passer les oiseaux tout l'après-midi.

C'est un torero tellement doué pour ce qui n'a pas encore été dit que dans un quite il peut être sa propre substance et aussi le contraire. C'est exactement pourquoi nous l'aimons tant. Morante est de la lignée des rares. Il a la substance de ces rares sidéraux que le symboliste Paul Verlaine a réuni dans un livre intitulé Les Rares. Comme ceux récupérés plus tard, dans un autre tome du même titre, par le géant Rubén Darío. Il accumule une étrange biographie où l'art cohabite avec quelques sursauts d'enfer. Portez votre cœur à l'intérieur d'une fiole brisée. Il s'est assis sur le canapé du psychiatre, pétillant d'existentialisme en panne. Il voyageait alors sur l'iceberg d'une tristesse sans fin qui ruinait son âme. Il a d'abord rendu visite à un spécialiste de Miami, puis à d'autres d'ici et d'ailleurs, cherchant sous son chapeau melon ce taon froid, clé de certains dégâts. Morante ne peut pas être entièrement expliqué. Il passe de sa propre nature plastique et têtue capable d'énerver à la réalisation de l'impossible dans une arène. Tantôt sa tauromachie est un poème brisé et tantôt il livre son âme tourmentée avec une douceur imbattable dans une véronique si pure qu'elle n'a aucune forme.

Mais il y a plus : les naturelles de Morante, quand elles surviennent avec la lenteur avec laquelle il déploie la toile, permettraient à une hirondelle de Las Ventas de faire son nid dans la poignée de son épée. Et ainsi de suite. À l'heure actuelle, il n'y a pas de torero avec plus d'intolérance à la vulgarité . S'il échoue, il le fait aussi comme les anges déchus. Et si un après-midi se passe bien, c'est un de ceux qui laissent une marque dans le cœur pour les fans qui savent le voir.

Il a fait de l'élégance une manière d'être, du dandysme autre chose qu'une bonne étoffe et une pelote à épingles de tailleur : une identité, une musique, un satanisme. Il sait garder un cigare allumé et un chapeau haut de forme. Il comprend la tauromachie comme une théologie qui brise la mentalité étroite d'une partie minable et étroite de la tauromachie actuelle. «Un torero ne se différencie pas en se tenant devant un taureau, mais en ayant une tauromachie, qui est quelque chose de plus profond, un concept. C'est la seule façon de créer de la beauté dans une arène. Parce que ce qui m'émeut, c'est la beauté. J'aime la vieille expression de la tauromachie antique, ce rythme doux. L'art naît du naturel, du spontané, de la vérité. Et aujourd'hui tout est très préparé ». Il m'a dit cela il y a des années à Séville, presque comme une prémonition de ce qui est maintenant, de ce qui devait arriver un jour.

Il est fait d'une autre pâte : tragique, déchirée, bouleversante. Il s'est installé dans la légende et à ce niveau de hauteur où il n'y a pas de place pour la prévision, mais une arithmétique sans garantie qui va de la magie à la pureté, toujours animée par l'irrégularité, et qui est acceptée. À l'intérieur, il est traversé par une anomalie où les quatre coins de l'égarement se heurtent.

Il a, comme Rafael de Paula, deux faces d'un même visage, parfois difficiles à distinguer, mais quand tout a commencé à se gâter dans son métier - la pandémie a poussé la tauromachie à ses limites et elle ne sera plus jamais la même - il s'est jeté dans l'arène et assume la responsabilité de ne pas reculer pour sauver du naufrage une expression de l'art de plus en plus étouffée, de plus en plus déplacée. C'est différent en cela aussi.

Morante est sur le point de faire le paseo à Las Ventas. Il revient à Madrid . La tauromachie (ou quoi que ce soit) est comme il l'a fait l'autre après-midi à Séville. Presque un poltergeist.

ANTONIO LUCAS

traduction libre d'isa du moun, texte original ici.

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

SALAMANCA 23

LES VISITEURS - LA RÉVOLUTION

L'ATELIER suivie de La PRINCESSE la SORCIÈRE et le LOUP