FESTIVAL DU RIRE


FESTIVAL DU RIRE

Je suis heureuse, je travaille aux pompes funèbres.
Cela n'a pas toujours été le cas. Dans une autre vie, j'étais comique. Je veux dire que c'était mon métier, je faisais des one-woman-show, j'étais une intermittente du spectacle si vous voulez. Et puis il y a eu cet accident incroyable dont toute la presse a parlé à l'époque...

Là avec tous ces gens en détresse, et moi dans ma petite robe noire de scène, ils sont venus me parler, j'en ai réconforté pas mal, enfin, dans ces cas-là ce n'est pas bien compliqué, il suffit d'écouter, de prendre un air pénétré et d'écouter encore en hochant la tête doucement, de tapoter une épaule par ci par là. Et quand le patron des pompes funèbres m'a vu, il m'a embauché. Il a pressenti quelque chose, et depuis ma vocation a été comme révélée, et je suis heureuse.

Après le bac j'étais « montée à Paris ». Quand on veut être actrice, comédienne, on ne reste pas dans son village... Une bourgade de vingt mille habitants, dont on connaît tous les secrets dès ses quinze ans, les tours et les détours, si on embrasse un garçons les parents l'apprennent dans le quart d'heure qui suit... bref je suis partie !

A Paris, comme tout le monde j'ai trouvé un travail alimentaire et un « une pièce » plutôt sombre. Cliché je sais. Et puis j'ai enchaîné les tournages de films, figurations, apparitions, castings.
J'ai essayé de composer un spectacle. Quand on a pas la télé, il faut trouver des activités pour meubler son imaginaire ! J'écrivais des histoires sur mon ordinateur portable, assise sur l'unique chaise de « l'appartement » tel que je l'appelais. Ou parfois je m'installais sur le lit, mais l'inspiration venait moins, la chaise avait de bonnes ondes. Quand j'ai eu mis au propre une bonne douzaines d'histoires, je suis allée les imprimer au cybercafé. Puis j'ai rangé la chaise, et j'ai commencé à répéter, comme si j'étais sur scène, entre le lit et l'évier. Encore une fois l'ordinateur m'a aidé : je me suis filmée avec la webcam, et j'ai pu voir quels étaient mes pires défauts. Je regardais ces petites vidéos en me disant que j'étais mal à l'aise, et j'allais imposer mon image bancale aux autres !

J'ai commencé à tester les sketches devant quelques amis, et les voyant enthousiastes, je me suis lancée sur scène. J'ai rodé le spectacle dans ces petits cabarets de la capitale, où la scène est aussi grande que la salle, les spectateurs rares et les journalistes débutants à l’affût de qui sera la vedette de demain... Je me suis fait des amis, et un type a proposé d'être mon agent. Finalement ça marchait plutôt pas si mal que ça. Bien entendu je ne roulais pas sur l'or, je n'avais toujours pas de voiture, mais à Paris qui en a besoin ?

Je vivais la vie nocturne de la capitale, enchaînais les cinés le matin, les soirées théâtre et les concerts de rock. Je m'éclatais et je ne me rendais pas compte que je n'étais pas heureuse. Chaque soir avant de monter sur scène j'étais malade. J'angoissais, et plus j'entendais les gens rire, plus je me sentais partir. J'avais un métier où je devais faire rire, mais quand j'y parvenais, ça me rendait malade. Quelque chose n'allait pas, c'était certain. 

Et puis mon producteur m'organisa une tournée. Rien à voir avec une tournée Johnny ou Julien Clerc !!! Je circulais dans une voiture, achetée d'occasion pour l'occasion, avec une copine rebaptisée « maquilleuse » et qui servait aussi en alternance de chauffeur, de secrétaire, de confidente... Non je ne me suis pas produite dans les Zéniths de France et de Navarre, mais plutôt dans les salles polyvalentes des villages de moins de mille habitants.

Ah les salle polyvalentes !!!! Il y en a des centaines, des milliers en France ! Fierté de la municipalité qui les a fait bâtir, elles se trouvent généralement à droite après le rond-point. Ou à gauche, ça dépend par où on arrive. Parce qu'il y a autant de rond-points que de salles polyvalentes, il faut le savoir !
Le spectacle recevait un bon accueil je dois dire. Mon imitation de Carla Bruni avec le coussin sous la robe faisait éclater de rire même les plus récalcitrants. Le sketch sur la prostate faisait rire les femmes et légèrement grimacer les hommes, mais on changeait juste après avec celui sur la ménopause. Ne jamais oublier de parler de la politique actuelle, taper un peu sur la gauche et pas mal sur la droite. Faire rire avec les défauts des gens : l’articulation exagérée de Ségolène, l'air sévère de Hollande, et faire Montebourg en secouant sa chevelure « parce que je le vaux bien. »
Bref ça marchait, les gens riaient, et moi je m'angoissais, je transpirais, je pensais que je ne terminerais jamais... Les idées venaient, j'écrivais de nouveaux sketches, que je pouvais tester le soir même dans la nouvelle salle polyvalente du village suivant.
Après le spectacle, certains villageois restaient là, ils attendaient de discuter avec moi, et puis bien sûr tout le groupe des organisateurs, souvent le Comité des Fêtes. Ils étaient fiers d'avoir « une vedette de Paris »
Cliché ? Même pas, ils étaient vraiment contents pour la plupart de recevoir un spectacle qui avait « fonctionné » dans la capitale. Pourtant je n'avais pas joué dans de grandes salles, mais mon producteur était un bon, c'est clair ! Et puis dans tous ces villages, la plupart des habitants ne voyaient jamais de pièces de théâtre, sauf à la télé bien sûr. Et ils étaient sincèrement touchés que je sois venue jusqu'à eux, faire ma petite sauce, quelques sketches, quelques imitations, j'avais parlé de l'actualité, de la crise, mais en enrobant ça dans du rire, c'était bien passé, ça leur avait plu.

Ces moment d'après-spectacles c'était le mieux pour moi. Je n'avais plus besoin de faire rire, je n'avais plus de pression, j'étais détendue, à l'aise. Souvent on mangeait là, avec le Comité des Fêtes, après la douche dans la loge de la salle polyvalente, ou bien dans celle du gymnase. J'ai goûté les innombrables spécialités culinaires que la France est capable de produire, et elles sont nombreuses, de quoi écrire un autre sketch, et parfois même j'ai fini dans la chambre d'un membre du Comité des Fêtes, tandis que ma secrétaire-complice elle aussi se laissait séduire. Et ça nous économisait l'hôtel. Je sais : vous allez penser que c'est pathétique, mais il y a eu de belles rencontres. 

On a fait presque tout le tour de la France, en quatre mois. La Bretagne, la Normandie, le Nord, l'Alsace et la Lorraine, le pays lyonnais (et ses charcuteries), puis on a obliqué vers l'Aquitaine, et c'est dans un de ces villages que tout c'est joué.
J'avais déposé ma maquilleuse à Bordeaux, car elle devait rejoindre sa famille en urgence, et j'ai roulé dans les Landes jusqu'à Geaune. Ils avaient organisé un festival du rire :

RIRE GEAUNE

Je passais en troisième partie de soirée. Normalement j'aurai du être en premier, pour chauffer les gens, et puis la vedette passe en second. Jamais, il n'y a jamais de troisième partie.
Là c'est un chanteur local qui a commencé : Jean Mouchès. On disait qu'il avait chanté en première partie des plus grandes vedettes, mais que ses Landes lui manquaient tellement qu'il ne pouvait les quitter. On disait aussi qu'une sorcière lui avait jeté un sort : il aurait du succès, mais uniquement tant qu'il ne s'éloignerait d'elle, et elle ne bougeait jamais de son village.

Il avait des chansons étranges, une poésie ironique, des mélopées lancinantes qui vous amenaient à travers son monde irréel où le père ne reconnaissait pas sa fille, où l'homme descendait du singe et ne réveillait pas sa dulcinée pour lui dire qu'il l'avais quitté pour ne pas lui faire de peine. Et il continuait, penché sur sa guitare, à s'user les doigts, et les gens riaient, tapaient dans les mains, je n'avais jamais vu ça. Et il expliquait à ces braves gens pourquoi il ne pouvait lâcher sa guitare, à cause d'une machine infernale qui allait tous nous broyer. 

J'étais plus que mal, j'avais déjà vomi tout mon quatre heure (et mon midi aussi aurait dit Renaud), j'étais toujours en peignoir pour ne pas transpirer dans ma robe de scène...
En seconde partie les Frères Brothers. Les redoutables Frères Brothers !!! J'avais déjà eu l'occasion de les voir à l’œuvre dans les salles polyvalentes, et même en première partie des Vamps à l'Olympia. Ils étaient en forme ce soir, les gens riaient non-stop.

Et le tango des fonctionnaires, et la salsa du démon (une reprise), et la java d'Jeannot, les Z'animos... Je me demandais comment les gens reprenaient leur souffle, Jean-Cri était déchaîne sur scène, Vincent gesticulait, Fred faisait le poulet, et Gilles, en maréchal des logis vieillissant, béret enfoncé jusqu'aux sourcils, se grattait les...

Et puis brusquement plus rien. Plus un bruit, rien, nada, silence total. J'ai même cru que j'avais perdu l’ouïe, mais non, j'ai claqué des doigts seule dans la loge : j'entendais. Mais je n'entendais rien. J'étais toujours dans les coulisses. J'ai risqué un œil. Les Frères ne bougeaient plus, tétanisés sur scène par ce qu'ils voyaient dans la salle. Je suis montée à coté d'eux. Les spectateurs n'étaient pas éclairés, seule la scène était illuminée, mais en faisant un effort, on voyait que les gens étaient là. Ils n'avaient pas bougé. Ils étaient tous morts.

Spectateurs, éclairagistes, organisateurs massés au fond de la salle, tous morts.
Les Frères et moi sommes descendus de la scène, on a ouvert les portes du fond, et les gens qui étaient coté buvette ont découvert le spectacle. Enfin, la tragédie. On dit que c'est impossible de mourir de rire, pourtant les autopsies n'ont rien révélé d'autre. On a parlé d'une malédiction, d'un gaz mystérieux, d'un attentat (jamais revendiqué) mais rien n'a jamais été prouvé.

On dit que les Frères Brothers continuent leur carrière avec succès, sauf un qui a abandonné. Et moi je suis restée dans ce village, où plus jamais on a organisé un festival du rire. 

isabelle Laffourcade
extrait du recueil de nouvelles "Chroniques du Moun et d'ailleurs"

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