LE PASEO
LE
PASEO
Cette
fois ça allait marcher, j'allais empêcher la corrida d'avoir lieu.
Pour
cela j'étais seul, n'en ayant parlé à personne, afin de n'être
pas trahi.
Tout
avait commencé quelques années auparavant, alors que je traînais
dans ma ville, me chauffant le dos au soleil hivernal, assis sur le
dossier d'un banc, les pieds sur le béton sali de l'assise.
Un
type avait surgi d'un bus, nous a proposé 100 euros, à moi et à
chacun des glandeurs qui traînaient sur la place, pour passer la
journée dans le Sud, à gueuler un peu, à brandir des pancartes,
bref à manifester.
Quand
on est montés dans le bus, on ne savait pas pourquoi on allait
manifester. Les organisateurs avaient l'air sympa, ils nous ont donné
des sandwiches et des bières, et le soir en nous ramenant, nous ont
filé les 100 euros promis. Je n'avais jamais gagné de l'argent si
facilement.
Nous
avons manifesté contre la corrida, avec des pancartes peintes comme
"la corrida n'est pas un art mais de la barbarie"
"stop à la torture"
"toréadors = assassins".
"stop à la torture"
"toréadors = assassins".
Nous
avons crié des slogans comme "corrida basta" devant des
vieux qui passaient devant nous pour se rendre aux arènes.
Franchement
je ne savais même pas qu'il y avait encore des corridas dans le sud
de la France, je croyais que c'était un truc folklorique espagnol
pour les touristes.
Ce
qui m'a frappé c'est le calme avec lequel les amateurs de corrida
subissaient nos injures et invectives. Comment des types qu'on nous
avait décrit, dans le bus à l'aller, comme des sanguinaires, des
brutes, des assassins pouvaient ils se laisser insulter sans réagir,
certains même nous souriaient, levant les doigts en signe de
victoire. Certes ils étaient protégés par un cordon de CRS, mais
quand même...
Après
cette journée, je me suis documenté, et j'ai décidé de retourner
manifester. Ce n'était pas vraiment facile, même si les médias
parlaient beaucoup de nous. Certains éléments non contrôlés ont
fait des actions qui ont davantage nuit à l'image de la cause
antitaurine qu'autre chose.
Incendie
des arènes = destruction de bâtiment public, mauvaise idée.
Vouloir libérer les taureaux innocents dans les rues = mise en danger de la vie d'autrui, mauvaise idée.
Séquestrer des toréadors = entrave à la liberté du travail, mauvaise idée.
Vouloir libérer les taureaux innocents dans les rues = mise en danger de la vie d'autrui, mauvaise idée.
Séquestrer des toréadors = entrave à la liberté du travail, mauvaise idée.
Bref
tous ces échecs que certains s'obstinaient à faire passer pour des
victoires m'ont fait réfléchir. Certains membres de notre groupe
devaient être des espions, soit à la solde des renseignements
généraux, soit des amateurs de corridas, voire les deux à la fois.
Il
me fallait donc agir seul. Frapper d'une manière symbolique et non
violente.
J'ai
mis mon plan au point pendant trois ans.
Trois
ans durant lesquels je me suis installé dans le Marsan, trois ans à
apprendre à monter à cheval, trois ans à lever des pancartes, à
insulter les aficionados, car on appelle comme ça les amateurs de
corridas, trois ans à bien manger, parce que franchement dans le
Sud-Ouest on se régale, trois ans à apprendre le pourquoi du comment
de la corrida, trois ans à essayer d’approcher les toreros,
puisque c'est comme ça qu'on appelle chaque type qui se produit dans
l’arène. "Toréador" étant réservé à l'opéra de
Bizet.
Trois
belles années, financées en partie par les lobbies antitaurins, et
également en partie par des petits boulots, et le RSA.
Et
cette fois j'étais prêt, et la première corrida de la Madeleine
n'aurait pas lieu.
Dans
l'après-midi, j'avançais à travers bois en direction de l'airial
des Soldevilla. Un airial c'est une clairière en pleine forêt de
pins, un habitat traditionnel landais sans clôture, ou on trouve
plusieurs bâtiments selon l'activité des habitants. Les Soldevilla
élevaient des chevaux, et étaient, pendant les fêtes locales des
villages alentours, les « alguaciles » de la corrida.
C'est
eux qui défilaient au début des corridas, qui attrapaient la clé
symbolique du toril, qui distribuaient les trophées aux toreros.
Sans alguazil, pas de corrida.
Vu
la chaleur, les plus âgés des habitants de l’airial devaient
faire une petite sieste, et comme prévu, les deux alguaciles
devaient s'occuper des chevaux. J’approchais doucement de l'écurie
en serrant ma petite matraque dans mon poing. J'assommais facilement
un type en train de tresser la queue de son cheval. Puis je le tirais
jusque dans un box libre et le ficelais soigneusement.
J'attendis
alors qu'un autre alguazil se pointe. Je l'entendis arriver, mais ce
que je n'attendais pas, ce fut la morsure brutale et profonde que le
cheval m'infligea à l'épaule. Je poussais alors un hurlement, et
fut anesthésié d'un bon coup de poing dans la gueule. Puis réveillé
par quelques gifles.
J’étais
allongé dans la paille, incapable de bouger les jambes, et les deux
alguaciles m'examinaient l'épaule. Ils ont déclaré que c'était
superficiel et que j'avais de la chance, ce cheval était réputé
pour la garde dont il était capable. Il avait déjà chassé des
cambrioleurs.
En
revanche les deux hommes m'avaient entravé les jambes et je me
demandais ce qu'ils allaient faire de moi. Pour le moment ils
regardaient dans mon sac à dos. Quand ils ont compris que j'étais
un antitaurin, j'ai eu peur. Surtout qu'ils rigolaient. Personne ne
savait que j'étais ici, ils pouvaient me faire disparaître comme
ils voulaient. Comme un con je n'avais même pas pris mon portable,
pour justifier que je n'avais jamais mis les pieds chez Soldevilla
l'après midi où ils ne pourraient pas faire leur job d'alguaciles.
Ils
m'ont déshabillé, puis enfilé un pantalon noir, des bottes noires,
une chemise blanche à jabot. Ils m'ont ensuite attaché au cheval,
ficelles noires sur les étriers, et liés les mains au pommeau de la
selle. Ils ont complété la tenue par un chapeau à plumes bien
enfoncé et une cape noire doublée de soie rouge. Ils m'ont dit que
si j'ouvrais la bouche ou si je faisais quoi que ce soit, ils me
livreraient à la police pour viol de propriété, agression et
violence avec préméditation.
Le
plus vieux a revêtu la même tenue que moi. Le jeune a pris les
rênes de mon cheval et on a trottiné jusqu'en ville sur trois
chevaux. Là on a marché au pas, au milieu des aficionados. Quand on
est passé devant le groupe de manifestants antitaurins, j'ai encore
plus baissé la tête que sur le reste du parcours. Ils l'ont vu et
ont crié "assassin, tu as honte et ça ce voit!"
Oui
j'avais honte d'être là, encouragé par les aficionados, protégé
par les CRS, et j'avançais vers les arènes comme si c'était moi
qu'on allait sacrifier.
Dans
le patio de caballos c'était plus calme, la foule des gens était
toute entière tournée vers les toreros. Je n'en n'avais jamais vu
de si près. J'ai été étonné par leur jeunesse, et leur
silhouettes sveltes, minces. Je voyais les toreros un peu comme des
guerriers, style Robocop, pas comme ça, pas comme des coureurs de
triathlon...
Puis
la musique a démarré, les chevaux, celui du vieux et le mien ont
foulé le sable de cette grande arène dans laquelle je n'étais
jamais entré. Le cheval connaissait parfaitement la chorégraphie,
on a traversé tout droit, puis on a fait le tour. Tous ces gens qui
applaudissaient, la musique, la chaleur, les toreros qui nous
suivaient à pieds, tout était à sa place et parfaitement ordonné.
Comme si quelque chose de supérieur agençait toute chose, une
communion parfaite que ce moment...
A
mon grand étonnement, ce fut le plus beau moment de ma vie.
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